Extrait du Dictionnaire universel et complet des
conciles (deux tomes) du chanoine Adolphe-Charles Peltier,
publié dans l'Encyclopédie théologique
de l'abbé Jacques-Paul Migne (1847), dont il constitue
les tomes 13 et 14.
LYON (Ier Concile général
de), l'an 1245. En se rendant en France, ce n'était pas
seulement un abri contre Frédéric que le pape Innocent
IV avait désiré trouver dans le royaume de saint
Louis ; c'était aussi un lieu commode pour la célébration
d'un concile, selon les vues qu'avait eues Grégoire IX
quand il l'avait convoqué à Rome et indiqué
à la fête de Pâques de l'année 1240.
Innocent IV suivit son projet, résolu de l'exécuter
à Lyon le plus promptement et le plus solennellement qu'il
pourrait.
Nous avons quelques-unes de ses lettres écrites
à ce sujet au mois de janvier 1245, et adressées,
l'une à l'archevêque de Sens pour lui et ses suffragants,
l'autre au chapitre de la même église, une troisième
au roi saint Louis, et quelques autres à des cardinaux.
Dans toutes ces lettres, le pape représentait l'Église
animée de la sagesse et de la puissance de son divin fondateur,
comme singulièrement destinée à faire régner
la justice dans le monde, et, par la justice, à étouffer
parmi les hommes les divisions et les guerres qui les empêchent
de jouir d'une sainte tranquillité. Sur ces principes,
pénétré des obligations attachées
au ministère dont la Providence l'avait chargé,
il cherchait, disait-il, dans le conseil et le secours des fidèles,
les moyens de dissiper cette horrible tempête qui mettait
l'Église et la religion en péril. Mais sans toucher
bien particulièrement le détail des maux qui demandaient
du remède, il proposait en général ce qu'il
fallait tenter pour repousser les infidèles et pour concilier
les différents intérêts qui le tenaient lui,
vicaire de Jésus-Christ, et l'empereur Frédéric,
dans une division si funeste. C'était là principalement
le double motif qui l'engageait à convoquer en une assemblée
ce que l'Église et le monde chrétien avaient de
plus éminent. " Sachez, poursuivait-il, que nous
y avons cité l'empereur, afin qu'il y comparaisse et que
par lui-même ou par ceux qu'il enverra en sa place, il nous
réponde, et nous satisfasse à nous et aux autres
qui ont par rapport à lui quelques sujets de mécontentement
à alléguer. " Le temps indiqué
pour l'ouverture était la fête de saint Jean-Baptiste.
L'empereur fit si peu de cas de l'indication
du concile, qu'étant le maître en Italie, il continua
d'envahir à son ordinaire tout ce qui excitait sa convoitise.
Comme en cela quelques parents du pape ne furent pas plus épargnés
que les autres ecclésiastiques, on ne manqua pas d'appeler
vengeance le procédé d'Innocent.
Le temps du concile étant arrivé,
il se trouva, en fait de prélats, avec le pape et les cardinaux,
les deux patriarches latins de Constantinople et d'Antioche, le
patriarche d'Aquilée, et environ cent quarante archevêques
ou évêques d'Italie, de France, d'Espagne et des
îles Britanniques. On en aurait inutilement attendu d'autres
des Églises de Grèce et de Syrie, ou de celles de
Hongrie et du Nord, dans l'état de désolation où
elles étaient. Il n'y parut de toutes ces contrées
que l'évêque de Béryte en Palestine, échappé
aux ravages des Corasmins. Après les évêques,
on y compta beaucoup d'abbés, de supérieurs conventuels,
et les généraux des deux ordres de saint Dominique
et de saint François. On y vit aussi des princes séculiers,
ou de leurs députés : Baudouin, empereur de
Constantinople ; Bérenger, comte de Provence ;
Raimond, comte de Toulouse ; les ambassadeurs de l'empereur
Frédéric, ceux du roi de France et ceux du roi d'Angleterre.
Frédéric, depuis la convocation,
avait marqué plus d'indifférence pour le concile
que d'inquiétude et de soin à empêcher qu'il
ne s'y passât rien contre lui. Toutefois, ne pouvant se
dissimuler combien il avait à se reprocher de faits qui
le mettaient dans une nécessité évidente
de s'y ménager des suffrages, il envoya quelques seigneurs
ou ministres de sa cour, chargés de procurations de sa
part, et entre autres Thadée de Suessa, chef du conseil
impérial, homme intelligent et éloquent, à
qui l'on donne la qualité de chevalier docteur dans
l'étude des lois.
Thadée de Suessa sentit d'abord combien
il serait dangereux de laisser les Pères du concile s'affermir
dans les impressions désavantageuses qu'ils avaient conçues
de son maître. A peine le pape eut-il assemblé pour
la première fois les prélats dans une conférence
préliminaire, le lundi 26 juin, que l'adroit ministre éblouit
tout le monde par la magnificence de ses offres. Il ne tint pas
à lui que, sur l'assurance qu'il donna de la bonne volonté
de Frédéric, il ne fit déjà goûter
la douceur de voir par son moyen la Grèce schismatique
réunie ou soumise aux Latins, les Corasmins chassés
de la Palestine, les Sarrasins domptés, les Tartares dissipés ;
et ce qui était le plus difficile à persuader, lui-même,
revenu de ses prétentions contre l'Église romaine,
réparer tous les dommages et satisfaire à toutes
les injures dont elle se plaignait. Le pape admira la hardiesse
de l'orateur, et ne lui répondit que par une exclamation :
" Oh ! les belles et grandes promesses ! s'écria-t-il.
Mais ce ne sont malheureusement que celles qu'on m'a déjà
faites, et dont je n'attends pas plus d'effets à l'avenir.
Il est manifeste que l'empereur n'y revient aujourd'hui que pour
détourner la cognée qui est déjà à
la racine de l'arbre, et pour se jouer du concile quand il ne
le craindra plus. Je ne lui demande que d'observer la paix aux
mêmes conditions qu'il vient de la jurer sur le salut de
son âme ; qu'il les remplisse, et je suis content.
Dois-je me livrer à son inconstance et courir encore le
risque d'une nouvelle infidélité ? Que j'accepte
à l'heure qu'il est la parole qu'il me donne, qui en aurai-je
pour caution, et en état de le contraindre, s'il la viole ? "
" Les rois de France et d'Angleterre, " répondit
Thadée sans hésiter. " Nous n'en voulons
point, répliqua le pape, de peur qu'en cas que l'empereur
vînt à manquer de parole, comme il l'a fait jusqu'à
présent, nous ne soyons obligés de nous rejeter
sur ses garants ; ce qui serait susciter à l'Église
trois ennemis pour un, et les plus redoutables parmi les princes. "
De quelques pouvoirs que Thadée fût
revêtu pour le concile, il n'en avait point pour le traité
juré à Rome l'année dernière, qui
était celui auquel le pape rappelait l'empereur ;
et il prit le parti du silence.
Ire Session. Le concile
ne fut solennellement ouvert que le mercredi 28 juin, et ce fut
dans l'église cathédrale de Saint-Jean. Le pape,
qui présidait, prit pour texte de son sermon ces paroles
de David : Vous avez proportionné la grandeur de
vos consolations à la multitude de mes douleurs ;
ou, selon Matthieu Paris, celles-ci de Jérémie :
Ô vous tous, qui passez par le chemin, considérez
et voyez s'il y a une douleur comme la mienne. Il faisait
l'application des douleurs de Jésus-Christ et des cinq
plaies qu'il reçut sur la croix, aux différentes
plaies qui affligeaient l'Église, savoir : le progrès
des hérésies, l'arrogance des Sarrasins, le schisme
des Grecs, la cruauté des Tartares et la persécution
de Frédéric.
Si le dernier mal n'était pas le plus
grand qu'il eût à déplorer, il croyait du
moins le concile plus en état d'y remédier qu'à
tous les autres. Il en fit donc son objet capital ; touché,
en parlant de cette malheureuse affaire, jusqu'à verser
des torrents de larmes, et à entrecouper son discours de
sanglots.
L'empereur avait dans Thadée de Suessa
un ministre actif et intrépide, qui ne put écouter
longtemps les chefs d'accusation qu'alléguait le pape sans
se récrier et entrer en justification. On reconnut là
combien le pape s'était assuré de tous les faits
qu'il avait produits. Car il souffrait patiemment Thadée,
non seulement le contredire et tâcher de le réfuter,
mais l'entreprendre personnellement, lui opposer ses propres lettres,
subtiliser même et chicaner avec lui, ce que le respect
et la bonne foi toute seule ne permettaient pas. Thadée
avait beau appuyer sur les récriminations : il en
sentait la faiblesse, dit encore Mathieu Paris ; les lettres
du pape, rapprochées de celles de l'empereur, n'en mettaient
ce prince que plus évidemment dans son tort. Car la comparaison
ne présentait de sa part que des promesses absolues, et
de conditionnelles de la part du pape. Ainsi, les conditions n'étant
point remplies par l'empereur, le pape demeurait toujours libre,
et l'empereur toujours obligé de satisfaire à sa
parole. Il parut notoirement convaincu de l'avoir enfreinte autant
de fois qu'il l'avait donnée sans la dégager, c'est-à-dire,
autant de fois que, par ses lettres ou par ses agents, il en était
venu à quelque traité d'accommodement.
Thadée, homme d'esprit et de ressources,
tout battu qu'il était, n'en répondit pas moins
par des détours, et s'épuisait en subterfuges pour
la justification de son maître. Il n'alléguait que
des lueurs sans apparence, continue l'annaliste anglais. Il ne
le tira pas plus heureusement de l'accusation d'hérésie,
ou plutôt il coula légèrement sur cet article,
content de faire observer que ni lui ni personne n'en pouvait
parler avec une connaissance suffisante, excepté l'empereur
même, puisque les griefs dont le pape le chargeait à
ce sujet étaient purement intérieurs. " Du
moins, ajouta-t-il, l'empereur ne tolère point d'usuriers. "
Ce qui fut pris pour un mot malignement lancé contre les
officiers du pape, mais qui n'était bon qu'à détourner
les esprits de ce côté-là, et n'aboutissait
à rien pour le fond de l'affaire en question.
Les reproches qui concernaient les liaisons
de Frédéric avec le soudan de Babylone, les grâces
qu'il accordait aux Sarrasins établis en Sicile, et les
mauvais bruits auxquels les femmes de cette nation qui étaient
à la cour donnaient lieu, ne furent pas moins repoussés
de son apologiste que celui des promesses faussées.
Lorsque Thadée crut en avoir assez
dit pour amortir la première indignation du pape, et l'empêcher
d'entraîner tout à coup l'assemblée, il changea
de ton. La hauteur ne lui convenait plus dans la situation où
il apercevait les évêques, et même les laïques.
Il prit un air humble et radouci ; il demanda quelques jours
de délai, afin d'informer l'empereur de ce qu'il avait
sous les yeux, et de l'engager par les représentations
les plus fortes, ou à venir en personne au concile qui
l'attendait, ou à lui envoyer une procuration plus étendue,
qui pût lui servir au besoin. " Dieu me préserve
d'accepter votre proposition, répliqua le pape ; je
sais de quoi l'empereur est capable, et ce qu'il m'en a coûté
pour échapper à ses embûches. On ne peut trouver
mauvais que je les redoute encore : s'il se rendait ici,
j'en sortirais. Mon courage ne va point jusqu'à désirer
de mourir martyr, ou à braver les rigueurs d'une prison. "
Le pape, en pressant le plus qu'il pouvait
la condamnation de l'empereur, croyait découvrir dans l'assemblée
des intentions si conformes aux siennes, qu'il ne temporisait
qu'avec peine. Il se prêta néanmoins aux instances
des ambassadeurs de France et d'Angleterre, qui secondèrent
la prière du ministre impérial, et il consentit
à lui accorder environ deux semaines de délai, à
leur sollicitation.
Cependant l'empereur vint à Vérone
avec son fils Conrad et quelques seigneurs allemands, et y tint
une diète où se trouvèrent les seigneurs
de son parti ; puis, feignant de vouloir se rendre au concile,
il s'avança jusqu'à Turin. Mais quand il eut appris
ce qui s'était passé à Lyon, il dit avec
beaucoup de chagrin : " Le pape me montre clairement
qu'il ne cherche qu'à me couvrir de confusion. Outré
de ce que j'ai fait emprisonner les Génois, ses parents,
il excite aujourd'hui tout ce fracas contre moi. Mais je suis
empereur, et la majesté de l'empire souffrirait trop de
ma soumission, si je me rabaissais jusqu'à subir les jugements
d'un concile, surtout lorsque ce concile m'est contraire. "
Il s'en tint à ce raisonnement, pour
s'autoriser à ne pas venir plus avant ; et ce fut
toute sa réponse à l'invitation de Thadée
de Suessa. Il dédaigna même de lui envoyer de nouveaux
pouvoirs. On ne put l'y résoudre, quoique en même
temps il fît partir trois nouveaux agents : l'évêque
de Frisingue, le grand-maître de l'ordre Teutonique, et
le célèbre Pierre des Vignes, le plus employé
et le plus accrédité de ceux qui avaient la qualité
de ses secrétaires. De quelque commission qu'il les eût
chargés, ils ne firent rien de particulier pour lui dans
le concile. Selon les apparences, ils ne prétendirent arriver
qu'après la troisième session, qui devait être
la session décisive, et qui, par égard pour Frédéric,
était différée jusqu'au 17 juillet.
IIe Session. La seconde
session, qui se tint le 5 du même mois, et les conférences
particulières dans les intervalles, furent exposées
à de rudes altercations, surtout quand les Pères
eurent appris la détermination de l'empereur, et le mépris
qu'il témoignait du concile. Tous le traitèrent
de contumace et de rebelle à l'autorité de l'Église ;
et il fallait, suivant l'expression de l'historien, que les quatre
parties de la terre fussent liguées (1) contre lui pour
multiplier les accusateurs. L'accusation qu'on y poursuivait unanimement
avec le plus de chaleur regardait les cruautés exercées
par son ordre contre les prélats qui allaient à
Rome sous le pontificat de Grégoire IX. Thadée de
Suessa reprit quelque temps sa première intrépidité
à le défendre, par la facilité qu'il eut
de se jeter à l'écart sur plusieurs prélats
dont Frédéric avait réellement à se
plaindre ; mais pour embarrasser l'ambassadeur à son
tour, on n'eut pas besoin d'examiner bien profondément
la manière dont Frédéric avait sévi
généralement contre tous les évêques
appelés à Rome par le feu pape. Thadée passa
condamnation sur cet article, et le pape, profitant de son avantage,
dit nettement pour la première fois qu'il y avait là
bien des titres qui demandaient la déposition. Ce mot frappa
les ambassadeurs anglais, que l'affinité contractée
entre Frédéric et le roi d'Angleterre rendait plus
attentifs. Ils se récrièrent ; mais désespérant
d'arrêter le coup, et contraints d'abandonner Frédéric
à son malheur, ils se bornèrent à intercéder
pour le prince Conrad, son fils, afin qu'il ne fût point
enveloppé dans la même sentence.
(1) Quelles que soient ici les intentions
de Mathieu Paris, ce nom de ligue n'est pas le mot propre. Il
n'y avait pas ligue, mais simplement accord entre les Pères
de ce concile cuménique, assemblé des quatre
parties de la terre.
IIIe Session, 17 juillet.
Thadée de Suessa, plus alarmé que personne de ces
dispositions, n'en fut cependant point encore déconcerté.
Il parut dans la troisième session prêt à
faire face à toutes les attaques, et à vendre au
moins chèrement sa défaite. Il regardait l'appel
comme un dernier retranchement juridique. Mais à qui appeler
d'un concile général qu'on ne distinguait point
du corps même de l'Église ? Comme il s'en fallait
bien que celui-ci fût aussi rempli, qu'il pouvait être,
Thadée formula son appel à un concile plus général.
A cette fin de non recevoir, le pape répondit que le concile
tel qu'il était n'exigeait rien de plus pour avoir la prérogative
d'une généralité complète, et qu'il
l'avait suffisamment par l'assistance des patriarches, des archevêques,
des évêques, des princes, des seigneurs et des agents
de plusieurs grands princes, tous réunis de divers pays
du monde chrétien. " Ce n'a pas été
sans qu'il leur en coûte, ajoute-t-il, qu'ils ont attendu
de votre maître un acte de soumission ; et ils l'ont
attendu vainement. Ceux qui sont absents ont manqué de
s'y joindre par des obstacles qu'on ne saurait imputer qu'à
ses artifices. Serait-il juste d'en faire un motif de différer
la sentence de déposition qu'il mérite, et de permettre
qu'il recueille de sa fraude même le fruit qu'il veut en
retirer ? "
Le pape, faisant trêve à cette
discussion, voulut d'abord satisfaire la dévotion particulière
que lui et les autres cardinaux avaient eue pour la sainte Vierge
au temps du conclave qui l'avait élevé sur le siège
pontifical après Célestin IV. Les cardinaux, vexés
par Frédéric et embarrassés dans les chicanes
qu'il leur suscitait, avaient eu recours à la Mère
de Dieu, dont on célébrait déjà la
nativité dans l'Église depuis plusieurs siècles.
Ils avaient fait vu de s'employer tous à augmenter
la solennité de cette fête, aussitôt qu'ils
auraient un pape. L'objet du vu était l'établissement
d'une octave, qu'Innocent même, selon quelques-uns, accorda
l'année même de son élection, en 1243, mais
que nous ne trouvons cependant publiquement décernée
par un acte de son autorité que deux ans après,
à ce premier concile général de Lyon, et
avec l'approbation du concile.
Il ajouta quelques autres règlements
touchant les contestations et les formalités judiciaires.
Désespérant de retrancher les principes de cupidité
qui entretenaient le désordre dans l'administration de
la justice, le concile ne crut pas au-dessous de lui d'en corriger
les procédures, et de les ramener par ses statuts à
la régularité. C'est l'objet des douze premiers
articles, nommés institutions ou capitules. Les
cinq derniers offrent des sujets plus intéressants.
Le 13e, intitulé Des
usures, traite beaucoup moins des usures mêmes que des
dettes imprudemment contractées par les églises,
et du danger où elles les jetaient pour le temporel. " Il
se fait, y est-il dit, entre les bénéfices une succession
de gens qui s'obèrent par leur facilité à
charger leurs bénéfices. Évêque, abbé
ou autre titulaire, chacun se pique par vaine gloire de laisser
un monument qu'il puisse regarder comme propre et personnel dans
les lieux de sa dépendance. " On donne là-dessus
des remèdes pour le passé, et des préservatifs
pour l'avenir ; ce qui forme un statut fort étendu.
La présence au concile de Baudouin,
empereur de Constantinople, rendait encore plus sensible la peinture
qu'on y avait faite du dernier malheur qui le menaçait.
On imagina un moyen de le secourir abondamment, sans que l'Église
employât des levées qui la grevassent dans le service
nécessaire ou dans les rétributions légitimement
dues à ceux qui la servaient. C'est le 14e règlement.
On destina pour cet objet la moitié, pendant trois années,
du revenu des bénéfices où les titulaires
ne résidaient point ; mais on fit mention en même
temps des exceptions fondées en raison sur plusieurs sortes
d'excuses, telles que les emplois qui allaient notoirement à
l'utilité des diocèses, les études et les
places qui dispensaient de droit de la résidence. Si pourtant
les bénéficiers dispensés de droit jouissaient
d'un revenu qui excédât cent marcs, ils étaient
obligés d'en donner le tiers ; et l'on dénonçait
excommunié quiconque userait de fraude pour se décharger.
Le pape montrait d'autant plus de zèle en imposant cette
obligation, qu'il s'imposait à lui-même et aux cardinaux
de payer, lui et eux, la dixième partie de leurs revenus.
Il tint la même conduite à l'égard
de la terre sainte : c'est l'objet du 15e et du
17e article. Le concile de Lyon décerna de la
secourir par une croisade ; mais le pape ne se contenta pas
de renouveler les principaux règlements qui avaient été
dressés pour les croisades précédentes ;
lui et sa cour se condamnèrent à un second dixième,
pendant que le concile se bornait au vingtième pour tous
les ecclésiastiques.
Quelque terreur qu'inspirassent les Tartares,
leur manière de faire la guerre ne permettait pas de prendre
contre eux aucune mesure fixe, pour s'opposer régulièrement
à leurs incursions. Le concile, dans le 16e
règlement, ne décerna donc, par rapport à
eux, que d'observer leurs mouvements autant qu'il serait possible,
et de n'épargner, pour les arrêter, ni les travaux
de mains, ni tout ce qu'on prévoirait de plus propre à
conjurer en partie cet épouvantable fléau, si l'on
ne pouvait se proposer l'universalité des moyens nécessaires
pour s'en délivrer tout à fait.
Après ces délibérations
et ces conclusions, le pape avait conçu un projet bien
avantageux à l'Église de Rome, s'il avait pu le
consommer : c'était de répandre dans l'assemblée
des copies de tous les privilèges que les empereurs et
les autres souverains lui avaient jamais accordés. Il les
avait fait mettre sous la forme la plus exacte, afin, disait-il,
qu'elles tinssent lieu des originaux mêmes. Mais, quoi qu'il
en fût de leur autorité comme de leur authenticité,
les ambassadeurs anglais en prirent occasion de revenir, au nom
de la nation, contre les libéralités de leurs rois,
et tombèrent en particulier, avec beaucoup de chaleur,
sur ce qu'ils appelaient les contributions immenses qui étaient
fournies par le royaume à titre de gratifications et de
subsides. Ils ne visaient, selon quelques-uns, qu'à occuper
la session, pour écarter le jugement de Frédéric.
Mais on connaissait peu le pape, si l'on prétendait l'amuser.
Il prêta patiemment l'oreille aux plaintes et aux invectives
des Anglais ; puis, sans se montrer ni aigri, ni touché
de leurs réclamations, il leur laissa même le loisir
de lire un mémoire très diffus, qui traitait de
la collation des bénéfices d'Angleterre en faveur
des Italiens, et répondit simplement que cela méritait
d'être examiné.
Tout le monde demeura dans le silence. Le
pape, ou de lui-même, ou excité par une parole que
dit Thadée de Suessa, toujours alerte à remplir
les vides, recommença, avec un air de tranquillité
qu'il ne quittait point, à porter le discours sur Frédéric.
Il exposa combien il l'avait toujours aimé ; quels
ménagements il avait eus pour lui, quel respect il lui
avait toujours témoigné dans le cours de leurs divisions,
jusque-là que, depuis le commencement du concile, plusieurs
avaient douté s'il pourrait enfin se résoudre à
prononcer contre lui ; qu'il s'y était cependant déterminé
à l'extrémité par les considérations
les plus puissantes, et à la suite des réflexions
les plus attentivement balancées. Ces considérations
et ces réflexions, avec le détail des engagements
jurés par l'empereur et notoirement violés, servent
en effet de dispositif au corps de la sentence. Il résultait,
selon l'énoncé, que ce prince avait particulièrement
mérité les peines de l'Église les plus rigoureuses
par quatre sortes de crimes, le parjure, le sacrilège,
l'hérésie, et le défaut de fidélité
au saint-siège, en qualité de feudataire. Mais on
doit remarquer que, pour l'hérésie, le pape insistait
moins sur des allégués qui en fussent une démonstration
formelle, que sur des indices, des probabilités et des
présomptions. Conséquemment à ces griefs,
Innocent concluait qu'après en avoir soigneusement délibéré
avec les cardinaux et le sacré concile, en qualité
de vicaire de Jésus-Christ sur la terre, et en vertu du
pouvoir de lier et de délier qu'il avait reçu dans
la personne de saint Pierre, il déclarait le dit prince
rendu par ses péchés indigne du royaume et de l'empire,
rejeté de Dieu, et déchu de tout honneur et de toute
dignité. Il déchargeait pour toujours ses sujets
du serment de fidélité, et il soumettait au lien
de l'excommunication, encourue par le seul fait, quiconque à
l'avenir lui obéirait, et lui donnerait conseil ou secours,
sous quelque sorte de titre, ou sous quelque couleur de dépendance
que ce fût. Pour ce qui était du fait d'élire
un autre empereur, il le laissait avec une pleine liberté
à ceux qui en avaient le droit, et se réservait
à lui-même et aux cardinaux celui de pourvoir au
royaume de Sicile. L'acte est signé du jour de la troisième
session, XVI
kal. Augusti, ou 17 juillet.
Thadée de Suessa avait tout tenté
en zélé ministre de Frédéric, pour
parer ce coup. Gautier d'Ocra, son collègue, et tous les
gens de leur suite tombèrent dans le plus grand accablement,
comme s'ils eussent vu la foudre éclater sur leur maître.
Malgré leur dévouement aux intérêts
de l'empereur, un sentiment de religion ne leur permit pas de
le voir chargé d'anathèmes, avec l'appareil qui
accompagnait cette solennité, sans se frapper la poitrine
et jeter des cris lamentables, dans l'horreur qu'ils conçurent
à ce spectacle. Ce fut pour eux, disent les historiens,
une image du jugement même de Dieu à la fin des siècles ;
et Thadée l'avait si présent, qu'il s'écria
tout consterné, suivant le mot que l'on récite à
l'office des morts : Dies iræ, dies illa ;
Le voici ce jour de courroux, de calamité et de misère.
Ensuite, ne pouvant plus soutenir la vue du pontife et de tous
les prélats du concile qui répétaient l'anathème
le cierge en main, et d'une voix terrible (a), Thadée
et ses collègues d'ambassade se retirèrent, avec
la douleur de n'avoir pu conjurer l'orage qui menaçait
leur maître depuis si longtemps.
(a) In dictum Fridericum,
qui jam imparetor non est nominandus, terribiliter fulgurarunt,
dit Mathieu Paris.
Ainsi finit le premier concile général
de Lyon, dont les actes ne nous présentent rien de plus
frappant que la sentence de déposition portée contre
l'empereur Frédéric II.
" On voit, dit fort à propos
M. Rohrbacher, que les ambassadeurs mêmes de Frédéric
reconnaissaient à l'Église le pouvoir de le déposer,
puisqu'ils n'appelèrent qu'à un concile plus général ;
que ce fut contre le gré d'un grand nombre de prélats
qu'ils obtinrent un délai de douze jours ; que tous
les Pères fulminèrent la déposition avec
le pape. " Nous supprimons les développements
donnés par l'historien à cette proposition, et qu'on
peut voir dans son ouvrage même : la vérité
du fait que soutient notre nouveau controversiste contre Bossuet,
y est démontrée de la manière la plus évidente.
Hist. univ. de l'Egl. cath., liv. LXXIII ; Hist.
de l'Egl. Gall., liv. XXXII ; Labb. XI.